Il est 23h45, la canicule s’installe dans la nuit. Dehors c’est la fête de la musique. Je dors dans la chambre 114, au bout du couloir. Un ballet incessant s’est organisé depuis hier autour de moi. Je voudrais dormir, mais la porte s’ouvre chaque fois que mes paupières se ferment.
Comme maintenant :
– Bonsoir madame, il a mangé à quelle heure ?
– Désolée, je n’ai pas noté. Je l’allaite à la demande et avec cette chaleur il passe beaucoup de temps au sein.
– Il va falloir le régler vous savez, et je vous suggère de lui donner un petit complément, il ne faudrait pas l’affamer ce bébé. D’ailleurs je suis étonnée car il y a une note qui dit que vous ne pouvez pas allaiter.
Nous sommes vendredi 21 juin, la veille j’ai donné naissance par césarienne à un petit garçon et ce soir-là j’apprends avec effarement que je fais l’objet d’une « note », que mon cas a été discuté (sans moi) avec le « staff ». Qu’une décision a été prise. Je lis dans les yeux de cette auxiliaire de puériculture visiblement anti allaitement maternel, un dédain certain et une pointe d’ironie.
Je demande le nom du docteur qui a décidé que je ne pouvais pas allaiter sans m’avoir jamais rencontrée.
J’explique que mon oncologue m’a affirmé que je pourrais allaiter malgré une ablation d’un carcinome canalaire infiltrant pas commode quatre ans plus tôt.
J’explique que personne ne m’a jamais demandé mon dossier médical alors que j’ai particulièrement insisté sur mon profil un peu spécial à chaque rendez-vous avec la sage-femme.
J’explique que seul mon sein non malade produit du lait, que le sein opéré est sec, vide, HS.
J’explique, on m’écoute. Les uns déconcertés, les autres gênés ou déjà partisans.
Je finis par pleurer. Oui. Parce que ça fait beaucoup.
Un déclenchement difficile de mon accouchement durant trois jours interminables et finalement conclu par une césarienne.
Un biberon donné à mon bébé alors que je suis en salle de réveil, parce que parfois certaines sages-femmes sont obsédées par l’alimentation du nouveau-né immédiatement après sa naissance (ou serait-ce plutôt la gestion des chambres à vider au plus vite pour faire tourner la baraque ?).
Je pleure, parce que je ne comprends pas. Parce que je finis par douter. Et si ma mère avait raison ? Et si allaiter après un cancer serait poison ?
Je pleure. Parce que la sublime tétée d’accueil décrite sur les blogs de mamans instagrammables ne s’est pas passée comme prévue. Que l’on m’a collé un bout de sein en silicone sur mon mamelon trop plat, pas assez maternel. Que le bébé s’est vite habitué et ne veut pas de mon sein nu.
Je pleure, parce que je ne suis qu’une toute petite personne perdue dans la toile parfaitement tissée d’un service maternité qui cherche surtout à fonctionner.
Heureusement, une sage-femme providentielle me rassure, sèche mes larmes, et me dit avec les yeux qu’elle comprend tout, en m’aidant à mettre mon fils au sein.
Je réalise enfin que nous sommes trois. Nous. Plus le peuple de la maternité. Ses sages-femmes et ses moins sages. Dans le miroir de la salle de bain je vois mon corps césarisé pour ma plus grande star. Nous sommes. Alors je me promets de suivre le cours des choses, même si je me sens un peu à côté des mes chaussons neufs achetés pour l’occasion.
Je reprends des forces, exige de voir ce médecin qui sait tout. Je l’attends de pied ferme, j’ai des choses à lui dire.
Il débarque le lendemain dans ma chambre, s’assoit sur mon lit, joue les bons copains et les savants.
Il ne sait pas la force qu’un bébé peut donner à sa mère.
Je lui demande des comptes, lui parle clairement. Je connais mon dossier.
Il bégaie, titube, me sort des vérités dont il ne semble pas certain. Finit par dire qu’il va vérifier, se renseigner.
Comment ça ? Alors on prend des décisions sans avoir cherché, sans s’être documenté. On décide pour les autres, sans leur demander leur avis.
Ma montée de lait choisit ce moment-là pour s’exprimer. Sur mon peignoir une vague digne de Hokusai marque le territoire de la mère que je deviens ; comme une aquarelle précieuse, et mon bébé se réveille. À cette seconde, je mets mon esprit d’accord avec mon corps : si je veux allaiter, ce n’est pas par revanche. Ce n’est pas parce que mon sein est devenu je-ne-sais quel symbole de victoire sur l’adversité tout ça tout ça. Non. Je veux simplement donner mon lait, puisqu’il y en a. Puisque mon fils le réclame.
Le jour d’après le docteur-qui-sait-tout reviendra me dire que oui c’est possible d’allaiter après un cancer, ça je le savais.
Que ce ne sera pas facile, ça je le savais (mais nul besoin d’avoir eu un cancer du sein pour connaître les difficultés de la mise au sein).
Que c’est rare une grossesse spontanée après traitement lourd, que je suis LA femme sur 4000 qui est passée à travers les mailles du filet. Ça je ne le savais pas.
Ce chiffre me semble énorme, grand, immense. Je n’irai pas vérifier.
Je repense à ces femmes que j’ai rencontrées en Martinique deux ans plus tôt et auxquelles l’on n’a pas proposé une préservation ovocytaire quand leur diagnostic de cancer a été posé. Je revois leur surprise quand elles ont découvert que cette procédure faisait pourtant partie d’un protocole d’annonce bien précis.
Je regarde mon fils et je me dis que je ne vais pas perdre trop de temps à en vouloir à ce médecin. Mon énergie a autre chose à faire. Une petite personne toute neuve au monde attend que je prenne soin, que je nourrisse, que je sois là.
Alors je garde ma petite victoire pour moi et je le congédie. Il s’en va presqu’à reculons, je clos le chapitre.
Du moins, ça commence. Cela fait quatre jours que je donne mon unique sein « vivant » à mon bébé. Et il grossit. Ça marche. Nous pouvons donc sortir et entamer notre vie de famille sans infirmières, sans médecin, sans sages-femmes, sans réveils en pleine nuit.
Je ne vais pas tout te raconter. Ce que tu lis n’est ni un article, ni un journal de bord.
Tu n’as pas vraiment besoin de savoir tous les détails du pic de croissance, de l’engorgement de mon sein trop plein qui m’a conduit par trois fois aux urgences pour forte fièvre et soupçon de mastite. Oh je sais, qu’il est barbare ce mot ! Il fait peur. Je te rassure, ce fut une belle frayeur.
Je ne te raconterai pas les regards de travers des drôles de dame de la PMI parce que le nourrisson ne prenait pas assez de poids suite à l’engorgement. Je ne te raconterai pas mon incompréhension : avoir trop de lait et ne pas pouvoir le donner. Un comble.
Je ne te dirai pas tout sur la panique installée dans ma tête pleine d’hormones en yoyo fébrile. Et cette prise de poids qui devient obsessionnelle. Puis le lait en poudre qui débarque dans cet algorithme déstabilisant. Et l’intolérance aux protéines de lait de vache. Et mon cœur qui se rappelle mon intention ferme d’allaiter. Mon cœur qui a eu peur. Mon cœur qui a cédé à la pression.
Mon cœur qui aujourd’hui te confie mon histoire. Mon cœur qui a repris le dessus et bat du même côté que mon sein vaillant.
Alors voilà ce que je vais te dire : le 20 juin mon fils est né. Il était désiré, mais pas attendu. On m’avait dit d’oublier l’espoir. On m’avait dit que mon corps était en friche. Sache que les friches ne sont pas des terres mortes. Ce sont des terreaux sauvages, fragiles, mais des champs de possible. Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai allaiter, mais je sais une chose : l’enfant tète aujourd’hui car la mère s’est entêtée à vouloir le nourrir de son sein rescapé. Ensemble nous ramassons la vie, comme trois feuilles, trois racines.
Simone Lagrand – Illu Kay