Si certaines affichent leur tête dépourvue de cheveux en public et parlent du cancer ouvertement à leur entourage, elles sont plutôt rares. Aux Antilles, la majorité des femmes atteintes par la maladie choisissent de la cacher, au moins à une partie de leurs relations. Une omission en guise de protection…
« Au départ, je n’ai rien dit à mes collègues », raconte Sandra. Employée dans une administration locale, pendant des mois, elle n’a pas évoqué au bureau la chimiothérapie qu’elle avait entamée. « Je ne voulais pas que le regard des collègues sur moi change, et puis je crois que c’était aussi un moyen de me persuader que la vie continuait, malgré le cyclone que je traversais. Le bureau c’était ma routine, la vie normale et je voulais que ça le reste. »
Sandra n’est pas la seule à opter pour cette omission de la maladie au travail, tant que c’est possible. « Juste après le diagnostic, c’est même assez fréquent » confirme Rachel Ferrere, onco-psychologue qui exerce en Martinique. « J’ai reçu une femme qui refusait de prendre des arrêts de travail, pour ne pas devoir en parler à son patron. Pour suivre les séances de chimio, elle déposait des RTT. »
Le regard des autres
Ne rien dire permet d’éviter les regards inquiets des collègues après l’annonce du cancer. « Je ne voulais pas voir ma mort dans leurs yeux » résume Sandra. « Beaucoup de femmes banalisent la maladie » explique Rachel Ferrere, « elles la minimisent, pour mieux la supporter. Affronter les réactions des autres c’est s’exposer à l’angoisse que ces femmes cherchent à se cacher à elles-mêmes ». Cela permet aussi d’être dispensées des paroles maladroites et fréquentes qui font mal. Pêle-mêle : « ma cousine a eu la même chose que toi l’an dernier et elle est morte », ou encore « tu sais, tes cheveux risquent de ne jamais repousser », sans oublier « surtout ne te fais pas soigner ici » qui sape la confiance envers les soignants et le traitement suivi…
Le secret est aussi un dispositif de protection employé par certaines auprès de leurs amis et de leurs proches. Nicole est une jeune retraitée. Elle a neuf frères et sœurs et de nombreuses connaissances et pourtant, elle n’a parlé du cancer du sein qu’elle traversait qu’à douze personnes de son entourage : « une de mes sœurs, mes deux filles, mon compagnon et mes amis de toujours ». Plus de deux ans plus tard, les autres n’en savent toujours rien. « J’ai toujours eu les cheveux coupés très courts donc lorsque je les ai perdus, je n’étais pas si métamorphosée que ça, et je portais des chapeaux » raconte-t-elle. « Et puis surtout, pendant les soins, je sortais très peu. C’est une période où je suis restée chez moi. Je me suis mise en retrait. Je voulais me protéger, car c’est une période où on est très fragile aussi ». Ce qu’elle redoutait en le disant aux autres ? « Quand on l’annonce, on change de statut, on nous considère uniquement comme malade et ça éloigne les gens. On devient différent alors qu’au fond, on reste la même personne. Je voulais rester moi ». Quand elle est allée mieux, Nicole est alors sortie à nouveau reprenant petit-à-petit le contact avec le reste de son entourage, sans en parler plus. « Ceux qui n’ont pas su, risquent de ne jamais savoir » conclut-elle.
Une injonction à être fortes
« J’ai reçu des femmes qui n’en parlaient absolument à personne, même pas à leurs enfants ou à leurs conjoints » explique la psychologue clinicienne Rachel Ferrere. « Cela demande des mécanismes de défense massifs, une capacité à geler ses émotions pour ne rien laisser transparaître ». Là, dans le cercle le plus intime, le but est de se protéger mais aussi, de protéger les autres de peur qu’ils soient trop bouleversés par l’annonce du cancer. Le mythe de la femme « poto mitan » y est pour quelque chose. Les mères craignent que si elles s’effondrent, toute la famille s’effondre avec elles. « Aux Antilles plus qu’ailleurs, avec le système matrifocal, les femmes ont une injonction à être fortes. Elles développent une hyper-maîtrise de leur cellule familiale » poursuit la psychologue.
Mais cette volonté de tout contrôler a un coût. Quand on traverse une épreuve aussi bouleversante que le cancer, il est salutaire de pouvoir en parler. Nous le savons, c’est une maladie violente qui amène des questionnements profonds sur sa vie, sur ses priorités. Elle nécessite une véritable reconstruction de soi. Cacher le cancer à tous ses proches implique une stratégie permanente pour ne rien laisser paraître, pour mentir, pour masquer les symptômes physiques et mentaux. « Cet évitement demande une énergie psychique énorme au moment où elle serait très utile pour mener sa propre reconstruction » explique Rachel Ferrere. C’est aussi le risque d’être enfermée dans un isolement social qui est un facteur de dépression. Un cancer est trop lourd à porter seule.
« Quand des patientes me disent qu’elles n’en ont pas encore parlé à leurs enfants, je les emmène à le faire en général entre la chirurgie et la chimiothérapie » précise Rachel Ferrere. C’est le moment où les traces physiques ne peuvent plus être masquées, mais aussi le moment où le traitement est engagé et où des solutions médicales se profilent. Et finalement, dans la majorité des cas, l’annonce aux enfants se passe plutôt mieux que ce que les mères imaginaient.
« Je pensais que ça allait les tuer »
« Pendant quatre mois, je n’ai pas dit à mes deux garçons (9 et 11 ans) que j’avais un cancer » raconte Laurène. « À la limite, je pensais presque que ça allait les tuer. Ça m’a demandé beaucoup d’efforts de le cacher mais ils ont quand même senti que quelque chose n’allait pas. Quand je leur ai dit finalement, parce que c’était intenable, ils me sont tombés dans les bras. Ils m’ont dit qu’ils m’aimaient et qu’ils allaient m’aider à me soigner. Pour moi, ça a été une véritable délivrance. Ça m’a donné beaucoup de force pour continuer la chimio. »
Au travail non plus, il est impossible de garder le secret jusqu’au bout. Les soins nécessitent souvent un arrêt maladie de longue durée, puis au retour, la maladie a laissé des traces physiques et psychiques. Parfois, la chimiothérapie s’accompagne de troubles cognitifs. Les femmes ne peuvent pas toujours accomplir les tâches qu’elles effectuaient avant. Cacher le cancer aura alors été une étape.
Il n’y a pas de règle. Chacune traverse la maladie à sa manière et trouve son propre chemin. Certaines le disent haut et fort. D’autres le disent à certaines personnes seulement. Le seul conseil est de ne pas garder la maladie pour soi seule. Dans un premier temps, les professionnels de l’écoute, les soignants et les associations peuvent y aider.
Laure Martin Hernandez